Tout ce que la forêt abrite
(Du haut de ma tour d’Amour)
On est déjà le soir. Il a fait chaud aujourd’hui. Le printemps démarre en fanfare. Moi, je suis là, immobile, perchée sur les hauteurs. J’observe, je regarde. Mes yeux sont grands ouverts. J’aime l’odeur des chênes qui m’entourent, celle des épicéas aussi. Quand il pleut, c’est un nectar pour mes narines gourmandes, j’aime tellement le parfum de l’humus et des feuillages humides.
Quand la nuit enveloppe la forêt, je respire un peu mieux dans le creux de son silence, dans l’obscurité lumineuse de son mystère. C’est le temps de la chasse et des secrets. Comme dans un gain de jouvence, je me dilate, mes yeux se transforment en étoiles fluorescentes, je contemple à loisir ce que nul autre que moi ne peut voir. Ma vue est perçante, en plus, perchée sur ma haute tour d’amour, un arbre l’est toujours, rien ne m’échappe. Pas même le plus petit ver qui rampe dans la boue.
J’écoute, attentive, le plus petit son, le plus petit mouvement. Si vous saviez comme la forêt est vivante, même à minuit. Je regarde, je rêve, j’admire. Le chant lyrique des mésanges reviendra dès l’aube naissante pour entonner la psalmodie des anges, les cerfs intrépides courront de nouveau à l’affût de leurs belles fiancées, les serpents glisseront sous les feuillages, l’air de rien, comme si je ne pouvais les voir.
Je chuinte à en crever le firmament, il parait même que cela en effraie plus d’un. Certains y voient le présage de malheurs. Moi ? Prophète ? Mais non voyons, je suis juste entre le ciel et la terre, cachée dans les bras de la forêt. Elle est mon refuge, ma mère et mon amie. Elle se pare de toutes les couleurs, de toutes les audaces. Elle chante, danse et se repose.
Tellement vivante par ses ruisseaux, ses pierres, ses oiseaux. Même ses fleurs. Toute ébouriffée chaque matin, le vent se presse de peigner sa chevelure rebelle. Alors le miracle s’opère : juste après sa mise en plis, de nouveau, elle sera belle. A en faire pâlir l’horizon. Fin prête pour la nouvelle journée qui s’annonce.
J’aime son secret, reliée à l’invisible, elle est mue d’une espérance invincible. Ô ma forêt, ma beauté ! Les bras des arbres se lèvent toujours vers le ciel alors que leurs racines plongent à une si grande profondeur : Quelle grandeur !
Posée sur l’un de ces géants de sève, il est devenu ma tour d’amour, mon phare, mon oripeau. On est si bien là-haut. Souvent blottie dans l’une de ses cavités, je suis un moine en oraison, une âme en dévotion, une louange ininterrompue, petite contemplative sans prétention.
La forêt est si vivante. Tellement. Beaucoup ne se doutent même pas de tout ce qui s’y passe. Du plus petit au plus grand, tout bouge, tout remue, tout respire. Pleine d’une énergie méconnue, elle porte en elle tant de morts, de vies, de résurrections. C’est un cycle sans fin.
Un morceau de bois qui meurt attire de minuscules petits vers, d’insectes, de microbes. Les voilà nutriments, nourriture, soins. Sans compter le nombre d’oiseaux : de la mésange à l’aigle chasseur, ils volent, ils nichent, ils jouent. Leur liturgie sylvestre est une partition qui délecte mon âme abreuvée de grandeur, de piété filiale et de componction. J’ignore pourquoi tant de créatures mais elles sont là, comme un miroir de l’invisible richesse qui nous attend. Comme un défi, une faune à protéger, un appel vers le haut.
La forêt est mystique comme je le suis aussi. Que font à votre avis les lucioles, les papillons, les fourmis, les écureuils ? Ils vivent leur vie comme un cadeau gratuit, comme un espace éphémère invite au recueillement. Ils ne trichent pas, ne mentent pas, ne bavardent pas. Ils vivent, un point c’est tout. C’est même leur unique occupation. Rien d’autres ne compte et c’est si beau. Le temps présent est leur prédilection sans pour autant, à aucun moment, quitter des yeux le doigt de sève levé vers le ciel, celui que, sans cesse, leur tend les branches en prière.
Même les sangliers qui fouillent la terre sont tout à leur vocation première, sans question ni rebellions. Dans l’orchestre des cantiques silencieux mais aussi dans les chuchotements criards de ses amis, il vit sa vie. C’est tout. Il participe à sa façon à rendre plus vivant encore et la terre, et le ciel, et les arbres, et le vent.
Le plus étrange voyez-vous c’est lorsqu’un humain pénètre dans mon palais forestier. Il avance à grand bruit, il parle, il crie, il tape du pied. Il ne peut pas s’en empêcher. C’est justement ce gros défaut qui l’empêche de voir que je suis là, mi-endormie, mi-amusée. Je le regarde sur ma tour d’amour que les oiseaux chérissent, vient toujours un moment, où, malgré tout, l’humain finit par épouser le silence. Petit à petit, comme une hirondelle fait son nid, il entre dans la contemplation. Lui aussi. Il était temps.
C’est alors que le prodige a lieu : Les lèvre closes, il observe, il écoute à son tour. Il s’unit à ce qui fait tout mon bonheur : à la forêt, à son secret, à son mystère, à sa louange. Comme les troncs, les arbrisseaux, les moineaux, les couleuvres ou comme moi : une simple chouette. Enfin, il contemple.
Il vit de toute sa puissance de vie. Avec nous, il vibre, il murmure, il chante, il se tait. Il redevient vivant. Régénéré de l’intérieur.
Avec ma tête qui peut tourner jusque sur les côtés, je zoome avec ma caméra visuelle. Je regarde partout, avec lenteur. Je prends mon temps. Oui, tout va bien, la forêt est là : mon abri, ma maison, mon amour.
Je peux refermer les yeux. Tant que l’homme ne détruira pas le fragile équilibre des espaces forestiers, je peux, du haut de ma si jolie cachette, me recueillir sans peur. En vérité, la forêt retient son souffle : tant qu’une fleur se meurt mais qu’un arbre pousse, tant qu’un animal meurt mais qu’un autre nait, tout ira bien. Rien n’est perdu. L’écosystème de mon univers est si vulnérable, j’espère qu’à tout jamais aucune présence étrangère ne viendra nous détruire.
Pourtant, ce n’est pas ce que j’entends dire. Les rumeurs viennent jusqu’à moi, mais je suis d’un naturel non seulement calme mais aussi optimiste, je crois toujours que rien ne meurt jamais tout à fait. Je prie, de là vient tout mon espoir.
La forêt guérit, elle soigne, elle chante. Tout ce qu’elle abrite est si grand, moi, la petite chouette émerveillée, c’est moi qui vous le dis. Elle est l’anneau, épouse de l’invisible.
Tout ce que la forêt abrite.
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