Extrait de "Cueillir la Lumière" - Tome 1

Coquelicots

 

Jacqueline aimait tant les coquelicots. Trois mois avant son grand départ pour le ciel, nous étions parties toutes les deux pour une grande promenade dans la nature. Avec son fauteuil roulant, je l’accompagnais partout.

Le dos en a pâti pour le reste de ma vie mais pour rien au monde je ne regretterai ces moments de complicité à nous balader un peu partout. Ce n’était pas toujours évident d’ailleurs, les trottoirs comportaient peu d'abaissements par lesquels accéder aux vitrines des magasins, mais on se faisait une raison.

 

Quand il était impossible d’approcher une boutique, j’y allais pour elle, je lui décrivais ce que je voyais. Elle restait tout près, les roues de son engin placées à hauteur du caniveau. Je me souviens combien nos rires fusaient. Nous avions des goûts si différents.

 

Parfois, nous ne voulions pas rentrer, l’été permettait des escapades un peu tardives. De plus, il y avait des jours où les douleurs quotidiennes lui laissaient un peu de répit. Alors, nous en profitions. Une fois, nous nous étions dirigées vers une prairie solitaire, éloignée de toutes habitations, une sorte de barrière empêchait l’accès à cette nature merveilleuse.

 

Jacqueline un peu triste me dit : « Tu veux bien aller me cueillir des coquelicots ? Je ne pourrai pas m’y rendre, c’est inaccessible ». Alors, j’avais sauté par-dessus la barrière, à 28 ans, rien n’était encore trop compliqué. Puis, de l’autre côté, j’ai cueilli les fleurs. Pendant quelques secondes, je me retournai pour voir le visage de mon amie qui m’observait de loin. Elle ne pleurait pas, non, mais je voyais bien, ou plutôt je devinais, branchée sur son cœur, qu’elle avait de la peine de ne pouvoir confectionner par elle-même son bouquet. À ce moment-là, un élan d’amour très puissant s’empara de moi. Je le ressens encore ce soir.

 

Elle me fit un magnifique sourire, son déguisement préféré pour me rassurer. J’ai répondu par le mien, avec le même souci de protéger l’autre de ses propres chagrins. Mais je n’étais pas dupe. J’ai couru vers elle, avec tous mes coquelicots dans la main, elle les a pris avec une reconnaissance que je n’oublierai jamais.

 

Aujourd’hui, quand je vois ces fleurettes, petites taches rouges sur l’herbe verte, je revois le visage de Jacqueline, ses larmes retenues, son sourire immense à décapsuler toutes mes frayeurs. Maintenant, quand ces fleurs si fragiles se balancent devant mes yeux, j’entends battre le cœur de mon amie dans leurs corolles, me viennent encore le son de sa voix et le bleu de ses yeux. Quand du haut de leurs tiges, je les regarde se courber bien bas, je devine leur fauteuil à elles aussi, leurs peines, leurs souffles altérés, leurs fatigues et même leurs douleurs. Avec mon amie, les coquelicots souffrent chaque soir d’été dans ma mémoire écarlate.

 

Ô comme est grande la grâce de ces petits pétales si vulnérables ! Jacqueline qui n’avait jamais dansé de sa vie aimait beaucoup les petits rats d’opéras. Je me souviens très bien de ce jour, où, à son retour d’un spectacle, elle fondit en larmes : « La danseuse était merveilleuse. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Quelle chance de pouvoir bouger ainsi, tous ces mouvements. C’était si beau ! ».

 

Dorénavant, je contemple la caresse du vent sur le cœur endeuillé de ces petites fleurs champêtres. Je n’ai plus envie de les cueillir, bien au contraire, j’entrevois leurs entrechats, leurs sauts de biches, leurs tutus, avec mon amie du ciel, je leur dis tout pareil : « Vous êtes merveilleuses ! Quelle chance vous avez ! ». Elles sont libres de leurs gestes, leur chorégraphie me cogne le cœur d’un « je t’aime » inaudible pour les autres passants.

 

À vrai dire, mes coquelicots sont des fleurs uniques, à nulles autres pareilles, quelquefois danseuses, quelquefois essoufflées, ou bien assises sur les roues d’une paralysie définitive, je les aime d’une manière indicible.

 

Elles m’offrent leurs mouchoirs baignés de larmes mais aussi leurs cachettes. Dans les plis de leur alcôve, j’oublie le temps qui passe. Combien dure une rose ? Combien de jours vivent les coquelicots ? Leurs vies éphémères sous les baisers du soleil me font envie, je les vois sous son étreinte grandir en extase avant de retomber dans l’oubli, j’aimerais que leur amour au grand jour jamais ne meure.

 

Tout le monde dit que ces beautés ne durent qu’un moment. Ils se trompent. D’ailleurs, on se trompe toujours quand on se fie aux apparences. La vérité, c’est que désormais les coquelicots forment un tapis déroulé sous les pieds de ma Jacqueline. Depuis son arrivée là-haut, elle marche, éblouie à son tour par le soleil rouge d’un Amour sans fin.

 

Chaque année, malgré mes larmes, ces fleurs me parlent de Jacqueline. Oui, vraiment, les gens se trompent :

 

Chez les coquelicots, la mort n’existe pas.

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